Chronique : Nantes et ses géants urbains, l’esprit de la démesure
Fraîchement débarquée à Nantes, je propose avec ma chronique “La Promesse de l'Ouest” de questionner ma nouvelle identité nantaise en prenant pour sujet un aspect de la ville qui m’émeut ou m’interpelle. Aujourd’hui, je m’intéresse aux géants de Nantes, qui colorent incongrûment l'espace urbain.
Une personne dont j’aime beaucoup la sensibilité m’a confié aimer par-dessus tout ce qui avait du panache. Le moins qu’on puisse dire c’est que la ville de Nantes n’en manque pas.
Plus je mets le nez dehors, et plus je me rends compte qu’il y a beaucoup d’évènements urbains qui dépassent du paysage, bizarres et fascinants à la fois.
Ces animaux fantastiques et métalliques par exemple, héros de l’île de Nantes. Ou encore ces deux grues géantes jaunes et grises, fièrement érigées comme des témoins du passé industriel de la ville.
Qu’est ce qui fait qu’à Nantes, on voit les choses en aussi grand? Cela m’a donné envie de chercher la définition de “démesuré”. Démesuré, c’est ce qui manque de mesure, ce qui dépasse de la norme, de la règle. Ce qui dérange, en somme.
Mais c’est quoi au juste la mesure? Ce qui change de l’ordinaire, qui interpelle, ne serait-ce pas justement ce qui est le plus intéressant?
Inversons notre regard, changeons notre rapport d’échelle. Susciter une réaction vive, créer la rupture, n’est-ce pas le propre de l’art. C’est ce que Nantes fait si bien avec ces œuvres du “Voyage” qui squattent l’espace urbain de manière permanente et façonnent l’identité de la ville.
C’est ce que nous invite aussi à faire la mythique troupe Royal de Luxe, qui fait irruption dans l’espace public avec ses géants articulés. Une proposition féerique, émouvante et gratuite. La troupe prône la reconquête de la rue et du quotidien par le merveilleux et les arts du spectacle.
Ils semblent nous poser la question : et si tous ces êtres n’étaient pas titanesques, mais plutôt nous qui étions tout petits?
“Je suis une géante”
Regarder ces vidéos de Royal de Luxe m’a donné des envies de gigantisme. Alors, j’ai décidé de me mettre dans la peau d’une géante qui débarquerait dans notre ville.
Voilà, je crois, à peu près ce qu’elle dirait:
“Je suis une géante. Trop grande, inadaptée, j’effraie les humains. Je viens d’un pays lointain, mais j’avais envie de voir du paysage. Je suis arrivée depuis l’Atlantique à bord du Belem et j’ai débarqué à Nantes. On m’a parlé d’une cascade géante. Elle fait 25 mètres de haut. Je traverse la Loire en faisant attention de ne pas y tremper les pieds (je ne voudrais pas créer de raz de marée citadin).
J’entre au Jardin extraordinaire qui s’érige au milieu de ce trou béant. Il pleut des trombes, c’est désert…
Je me sens bien ici. Je m’accroupis pour mieux profiter du paysage luxuriant. Je caresse les plantes… elles ont la taille de ma main ! C’est bien la première fois que je vois ça !
Je lis : Hostas à feuilles géantes, gunnera du Brésil.
Je salue la cascade et lui demande si elle ne s’ennuie pas tout seule ici.“Non ! Regarde!” me dit-elle. “Ici, tous les éléments communiquent. Je puise ma source sous le sol de cette carrière. Les gouttelettes que je projette nourrissent les centaines d’espèces de végétaux présents dans ce jardin.La roche permet de retenir la chaleur du soleil et nous réchauffe le soir. Ici, tout est harmonie.”
Je la remercie et je retraverse la Loire. Soudain, un chœur de voix m’interpelle. Ce sont 18 anneaux de métal disposés en rang d’oignon.
Ils me souhaitent la bienvenue le long du quai du Hangar à Bananes et m’expliquent que les anneaux symbolisent, entre autres, le passé escalavagiste de Nantes. Les 18 sœurs et frères sont fiers de faire briller en grand chaque nuit les couleurs du devoir de mémoire de la ville.
“Un jour, ils ont accroché à mon nez une petite sphère bleue”
J’avance maintenant vers la grue jaune. Elle est entourée d’énormes cales rongées par la rouille. Malgré les bourrasques, elle résiste au vent et sa flèche, agissant en girouette, pointe vers l’est.
Elle me dit : “Un jour, ils ont accroché à mon nez au bout d’un fil, une petite sphère bleue. Les passants étaient décontenancés. Ils étaient d’un coup si grands, et leur planète minuscule. C’était le renversement de leur monde, de leur perspective…
Tu sais, c’est comme si je veillais sur eux. Parfois, la nuit, il vient des visiteurs. Ils chuchotent à mes pieds de métal et me confient leurs rêves.
L’un dit :“Que tu es belle!” L’autre murmure: “D’en bas, tu ressembles à une fusée prête à décoller…emmène moi avec toi”!
Je m’éloigne de l’île et me rapproche du centre ville. Une tour grise s’érige, austère. Elle n’a pas l’air commode. Je m’approche d’elle, doucement. Elle pousse un grand soupir. Elle m’avoue qu’elle se sent seule. Tout le monde l’a abandonnée il y a quelques années :
“Pour les monstres mal dégrossis comme moi, pas de quartiers. Soit on détourne son regard, soit on me moque et me pointe du doigt. Ainsi en va l’humanité. Un jour tu es le symbole d’un avenir radieux, prospère. Puis le temps fait son œuvre et tu deviens démodé. Du haut de mes 144 mètres, je suis aujourd’hui le visage encombrant d’un capitalisme décomplexé et nauséabond.”
Le cœur lourd, je termine mon voyage au Jardin des Plantes. Je m’assois sur le banc. Comme son créateur, Mr Claude Ponti, il est farceur, il essaie de me chatouiller les pieds!
Je contemple les passants : les adultes sursautent en me voyant, puis pressent le pas pour s’éloigner, sourcils froncés. Mais les enfants, eux, me dévisagent avec curiosité. Les plus courageux, hilares, tendent même leurs bras pour monter sur mes genoux.
Bizarre que les adultes, on appelle ça les “grandes personnes”….””
Oui, rentrer dans l’imaginaire facétieux du célèbre illustrateur, c’est se sentir tel un bambin au milieu d’un terrain de jeux gigantesque. On lève les yeux et se dressent des livres et des pots géants qu’il faut escalader. A chaque coin d’allée, on observe émerveillé les poussins géants et les Dormanron.
Écoutez les poètes! Laissez-vous tenter par l’incongru, le bizarre et venez trouver la beauté dans ce qui dépasse, ce qui dérange. Vous ne serez pas déçus…
Camille Principiano
Cette chronique a été initialement réalisée en direct sur Radio Prun’ le 3 décembre 2022 dans la série “La Promesse de l’Ouest”, à écouter dans sa version intégrale ici.